BREVES RENCONTRES

Plus que brève

On lit dans l’ouvrage que Paulette Brun consacra à la mémoire de son père Jules Muraire élevé dans son jeune âge à Toulon : " En ce temps là vivait à Toulon une demoiselle sur le retour, difforme et laide à elle seule comme au moins six des péchés capitaux. Elle avait inventé un système extraordinaire pour enseigner les rudiments aux moutards qu’on lui confiait. En trois mois, un gosse de quatre ans, mis entre ses mains, savait lire et écrire.

Jules Muraire perça les mystères de l’alphabet et forma les premières lettres sous la férule de Mademoiselle Asquasciati ; c’est ainsi qu’elle se nommait. Il était turbulent et se rebellait volontiers. Dés que la surveillance se relâchait, il s’emparait sournoisement des ciseaux de la vielle fille et découpait dans le premier livre venu, dans les supplément illustrés des journaux, voire dans les images pieuses que Mademoiselle dispensait en récompense, des personnages qu’il animait aussitôt sous la table et auxquels il prêtait des propos de son invention, jusqu’au moment où le carrelet justicier s’abattait sur ses doigts et terrassait les interprètes de ses rêves d’enfant.

Tous les jours, en fin d’après midi, sa maman venait le chercher et s’informait auprès de la maîtresse de son comportement, et, la voix de grillon de Mademoiselle rendait son jugement : Jules, ma foi, il ne s’occupe que de pantins "( Raimu, mon père-p166 Hachette 1980)

Je suis passé par les mains expertes de Mlle Asquasciati, de nombreuses années après Jules Muraire et j’ai bénéficié, avant et pendant la guerre de 1914/18 de sa méthode rapide d’enseignement . Je puis aussi donner quelques détails qui peuvent contribuer à la biographie d’enfance de Jules Muraire

Je la surprenais le matin, avant 9 heures, assise devant sa table ronde dont un pan était replié contre le mur pour servir de coiffeuse sur laquelle une glace portative dénonçait aux regards vigilants de la demoiselle l’évolution que subissait sa chevelure (certaines mèches étaient postiches) sous la main experte d’une dame dont la fille était une de nos camarades de classe Une fois cette délicate opération terminée, Mademoiselle, dégagée de sa housse blanche protectrice, se retirait dans les profondeurs de son salon tandis qu’avec les premiers arrivés nous redonnions au salon de coiffure improvisé son aspect normal de salle de classe. Tous les autres élèves arrivaient alors ponctuellement et, assis en rond autour de la table , nous commencions à remplir consciencieusement les tâches personnelles qui nous avaient été préalablement assignées :pages de bâtons, de lettres de reproduction calligraphique d’un texte, leçons à réviser ; etc…chacune d’entre elles correspondant à nos différents niveaux de connaissance. Bref ! Une petite école en miniature concentrée dans un petit local.

La maîtresse arrivait alors portant en main son bol ou une petite casserole contenant son déjeuner (du pain trempé dans du café au lait) et vérifiant notre travail en même temps qu’elle déjeunait, malaxait lentement son pain avec ses gencives dégarnies et nous faisait les critiques nécessaires, puis, trottinant vers la cuisine, elle revenait nous faire réciter nos leçons à voix haute, la fin des lectures étant cochée par elle au trait de crayon. A d’autres moments on passait à la grammaire ou à la dictée ; tout ceci réparti entre le matin et l’après midi. A 16 heures nous revenions à la maison.

Mademoiselle nous menait plutôt avec fermeté et nous infligeait parfois des punitions qui ne sont plus dans les mœurs de notre époque : elle utilisait la règle, le bonnet d’âne et le baillon , sorte de règle en bois, courte usée, élimée, machée en son milieu et que l’on devait tenir entre les dents et à genoux; d’où des variantes suivant les incartades : baillon simple , bonnet d’âne et règle tendue entre les mains au dessus de la tête , et, dans les fautes graves les trois à la fois : toujours à genoux. Mais la punition qui semblait la plus redoutée était de joindre les doigts afin d’y recevoir des coups de règle. En faisant les cornes au malheureux supplicié, la classe participait à ces jeux que nous trouvions humiliants (mais moins pénibles qu’il est pensable). J’imagine dans ces conditions, en raison du caractère turbulent et rebelle de Jules Muraire les difficultés que dut rencontrer la demoiselle qui ne connut jamais son élève Jules sous l’aspect de l’immense comédien que fut Raimu. Et bien que j’eusse, de nombreuses années plus tard, à le rencontrer et même à le côtoyer, comme beaucoup de Toulonnais, sans savoir que nous avions fréquenté la même école, je ne puis que me permettre d’intituler "  Plus que brève " la rencontre présentée ci-dessus. Les autres seront beaucoup plus réelles.

Quant à la vie privée de Mademoiselle Asquasciati, on savait peu de chose sinon qu’elle ne s’était jamais mariée. Elle disait avoir connu et même embrassé Bazaine à l’âge de 18 ans et plaignait "  le sort tragique de ce brave Maréchal qui avait trahi la France ." Il lui arriva de nous montrer dans sa chambre , pendu auprés de son lit, un petit médaillon que Mademoiselle semblait vénérer. C’était un portrait peint sur émail de Malesherbes le courageux et malheureux avocat de Louis XVI dont elle disait, je ne sais comment, descendre. .J’appris par elle " toute l’horreur du forfait dont la France s’était rendue coupable et qu’elle serait à jamais incapable d’effacer de son histoire "

Ainsi parlait Joséphine Asquasciati descendante de Malesherbes et ancienne maîtresse d’école de Raimu.

Marcel Albert