Les survivants

 

Et nous qui sommes nés avant la grande guerre

Et qui, entre gamins, creusions dans nos jardins

De petites tranchées, nous envoyant des pierres,

En voulant imiter les poilus de Verdun,

Nous avons bien connu les hauts faits des batailles,

Les épreuves du froid, celles de la mitraille,

Pour les pauvres soldats, les gaz asphyxiants

Et les autres engins aux effets foudroyants.

Dans les caricatures, on montrait GuillaumeII

Aux moustaches et casque, à pointe tous les deux.

Nous avons la mémoire du jour de l’armistice

Où le peuple français, ivre de sa justice,

Ivre de liberté, de bonheur et de gloire,

Sur la " der des der " savoura sa victoire.

Et le grand défilé sur les Champs-Elysées

De nos troupes françaises et celles des Alliés

A la tête desquelles étaient les maréchaux

Qui rendaient les honneurs à Georges Clémenceau.

La page fut tournée, vinrent les années folles :

Les excentricités et les nuits débridées ;

Les nouvelles idées fleurirent à tour de rôle-

Les révolutionnaires et les dévergondées-

L’âge nouveau naissait aux accents du "tango ",

Du " rig time ", du " fox-trot " et puis du " charleston "

Le vieux coq gaulois monte sur ses ergots,

Mais il panse ses plaies dans toutes les régions

Dévastées. Puis le vent de la prospérité

Souffle sur le pays, et la rivalité

S’installe dans l’industrie automobile ;

Le succès couronne aussi les plus habiles.

Arrivent les croisières : la jaune après la noire,

Inscrivant des records glorieux dans notre histoire.

On savourait alors les films du " muet "

Dans des salles enfumées des pipes et cigarettes ;

Les Music-halls bondés recevaient Mistinguette ;

On se divertissait des comédiens comiques :

Harold-Loyd, Max-Linder ; mais le divin Charlot

Et Laurel et Hardy étaient plus rigolos .

Il faut se rappeler, dans les rôles tragiques,

L’artiste parvenue au sommet de son art,

Glorifiée au théâtre : c’était Sarah-Bernardt.

Ils se succéderont, dans le temps qui s’écoule,

Les fameux comédiens qui surgissaient en foule.

On est beaucoup surpris de revoir maintenant

Ces artistes agités et trop gesticulants.

Enfin l’avènement du cinéma parlant

Vint claironner la fin du cinéma muet

Qui fut réduit au rang des objets désuets.

Et d’autres comédiens calmes et talentueux

Survinrent en relève. Un des plus merveilleux

Fut Raimu de Toulon-Muraire était son nom.

Nous avions fréquenté, tous deux, la même école.

Je le voyais parfois dans les rues de Toulon.

Il illustra les films de Marcel Pagnol.

*

Dans notre jeune temps, nous ne connaissions pas

Les ampoules électriques ; quand on n’y voyait pas,

Lorsque l’on revenait en hiver de l’école

On allumait alors une lampe à pétrole ;

Et les rues s’éclairaient, la nuit, au bec de gaz.

Puisqu’il m’est difficile de rimer avec "az ",

Je passe et je vous dis que l’on y vit plus clair

Quand fut utilisé le brillant " bec Auer ".

C’était très fatigant, malgré tout, à notre âge

De monter se coucher dans les derniers étages,

Le soir, sans ascenseur, et très tôt se lever

Et d’aller à l’eau froide, le matin, se laver.

De l’époque où je fus aux Arts et Métiers

J’ai gardé à l’esprit de pénibles hivers,

Quand le froid s’installait, la nuit, dans le dortoir

Où nous étions couchés dés neuf heures du soir,

Réveillés le matin au son d’un vieux tambour,

A cinq heures et demie- il ne faisait pas jour ;

Le froid nous picotait aux cuves des toilettes ;

Les gadzarts n’avaient pas en ces temps des chambrettes,

L’eau chaude au robinet et puis du mobilier.

*

C’est un très vieux passé qu’on ne peut oublier.

Champagne-1° mai 2001